De la nécessité d’un langage épicène dans la nouvelle Constitution

 

« C’est un joli nom camarade. C’est un joli nom, tu sais », chantait Jean Ferrat il y a tout juste 50 ans. Je suis bien d’accord avec lui. En plus d’être le symbole évocateur d’une belle amitié, « camarade » est le plus exemplaire des mots épicènes. Il désigne l’homme ou la femme, l’homme et la femme, le féminin ou le masculin sans jamais changer d’orthographe. Un rêve pour écrire des textes de lois !

Le français n’est sans doute pas assez riche pour rédiger toute une Constitution au moyen de mots épicènes, mais il existe aujourd’hui des formulations étudiées et choisies qui permettent de déjouer le piège de nos vieilles habitudes patriarcales. Dans une directive parue en 2015, le comité directeur de la HEP* Vaud demande que soit utilisé un langage épicène pour la rédaction de documents. Il s’en explique : « on parle de langage épicène pour désigner un langage non sexiste, qui rend visible autant le féminin que le masculin, de manière à respecter le principe d’égalité ». L’utilisation de ce même langage épicène doit être une priorité pour l’écriture de la Constitution valaisanne en cours d’élaboration.

D’aucuns diront que la pratique actuelle en la matière suffit : mettre en préambule ce chaque texte officiel, la formule consacrée : « Les termes utilisés dans ce document désignent indifféremment l’homme et la femme ». Mais non, cela ne suffit pas. Si cette phrase dédouane l’auteur·e de la publication, elle n’interpelle plus depuis longtemps les personnes qui la lisent, tellement elle est devenue transparente et creuse.

Dans un ouvrage intitulé Parlez-vous franglais, Etiemble rapporte ce propos tenu en 1951 par un colonel qui avait pour mission de faire travailler ensemble des militaires de différentes nationalités et qui, bien entendu, devaient se comprendre : Ne dites pas « pensez d’abord de même, vous trouverez ensuite une expression commune ». Non, « trouvez une expression commune et bientôt vous penserez de même ». Ainsi fait-il remarquer que l’usage des mots participe à l’éducation et à la formation, façonne l’esprit et la mentalité. C’est un paradoxe de citer un colonel pour faire avancer la cause du langage épicène en faveur de l’égalité homme/femme, mais finalement seule importe la bonne compréhension d’un langage commun. Par ailleurs, l’importance de la justesse de ce langage dans notre vie quotidienne est reconnue et démontrée par de nombreuses études. Pourquoi, par exemple, ne pas remplacer « les enseignants », terme utilisé pour désigner à la fois les femmes et les hommes, par une locution reconnue comme épicène : « le corps enseignant » ?

La partie est loin d’être gagnée, le poids de l’histoire n’étant pas le moindre des obstacles… En 1647, dans son ouvrage « Remarques sur la langue française » Claude Favre de Vaugelas clame, le plus naturellement du monde : « Le genre masculin étant le plus noble, il doit prédominer chaque fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble. » Cette déclaration fait suite au triomphe de la monarchie absolue. Mais la révolution française, elle non plus, n’a pas su résoudre le problème du « comment faire » lorsqu’un système prône à la fois l’égalité, la fraternité entre les hommes et l’enfermement, l’infériorisation des femmes… Elle a répondu à cette situation simplement en décidant de faire disparaître du vocabulaire les instances au féminin. On avait pu espérer un moment que grâce à la déclaration des droits de la Femme et de la Citoyenne en 1789, il en irait autrement de l’égalité. Finalement ce sont les « Droits de l’Homme et du Citoyen » que l’on décréta…

L’égalité des sexes est inscrite dans la Constitution fédérale depuis le 14 juin 1981… Mais la simple égalité salariale n’est toujours pas acquise et au rythme où elle évolue en Suisse, il faudra attendre 60 ans pour que cette équité soit enfin atteinte. L’égalité est donc un droit depuis 38 ans. Il serait temps que l’un de ses symboles les plus pertinents, à savoir le langage, soit mis en adéquation avec le système sociétal. Le linguiste Alain Rey relève que : « cela fait sans doute de la peine aux  professeur·e·s de français, mais tant pis : c’est l’usage qui prime… Le système signifiant qu’est la langue doit être en accord avec le système auquel il renvoie. Si la réalité sociale évolue, il faut changer le système de représentation qu’est la langue. » N’en déplaise aux puristes et aux grincheux, parmi lesquels je classerais volontiers le philosophe polémiste Raphaël Enthoven, qui pense qu’un lifting du langage ne pourra jamais abolir « les injustices du passé en supprimant leur trace». Heureusement, d’autres, comme Raphaël Haddad** soutiennent des idées plus novatrices : «L’idée de l’écriture inclusive est de redonner de la place au féminin, de s’affranchir du masculin générique, neutre, qui est englobant», Alors, qu’attendre d’une rédaction épicène de la Constitution valaisanne ?
Tout d’abord, écrire d’emblée un texte législatif en langage épicène est beaucoup plus naturel et facile que de reprendre un texte au masculin et de le rendre épicène. Profitons donc de l’opportunité de cette page blanche de la Constitution pour le faire…

Ensuite, un texte en langage épicène permet à toutes et à tous de se sentir concerné·e·s et auteur·e·s de ce texte. Les femmes auront plus de facilité à s’incarner dans le discours de cette Constitution.

Enfin, la féminisation des fonctions dans un texte législatif permet aux femmes d’imaginer plus naturellement que cette fonction est aussi pour elles. Si on entend toujours parler de « président », il faut une sacrée force mentale pour s’imaginer en présidente !

Durant la campagne pour la Constituante, nous avons partout lu et entendu que le Valais devait se donner un texte moderne, qui puisse durer, une Constitution d’ouverture. Appliquer le langage épicène est une belle manière de mettre en pratique ces promesses et partant, de respecter la population valaisanne tout entière.

 

* HEP, Haute Ecole Pédagogique
**Raphaël Haddad, fondateur de l’agence de communication Mots-Clés, auteur d’un manuel d’écriture inclusive

Janine Rey-Siggen